Comment mieux manager pour mieux soigner ? Le Professeur Philippe COLOMBAT présente la “démarche participative”

Nouvel article rédigé pour ManagerSante.com par le Professeur Philippe COLOMBAT, Professeur  en hématologie au CHU de TOURS et Président de l’Observatoire National de la Qualité de Vie au Travail des professionnels de santé et du médico-social.

Il est l’auteur d’un ouvrage intitulé  “Démarche participative et qualité de vie au travail”, aux éditions Lamarre, Mars 2020, réalisé en collaboration avec l’Association francophone pour les soins oncologiques de support (AFSOS), dont il est membre fondateur. 


N°1, Juin 2020


Il est facile de prévoir une forte augmentation d’épuisement professionnel chez les soignants des secteurs sanitaires et médico-sociaux dans les mois à venir avec la survenue de la crise du COVID19 alors que, selon l’enquête DARES 2017, la fonction publique hospitalière est de loin la fonction publique la plus concernée par les risques psychosociaux.

En contrepartie, la qualité de travail (QVT) est une préoccupation majeure du gouvernement actuel avec la mise en place de la stratégie de la qualité de vie au travail des personnels de santé et de ses structures, l’Observatoire National de la Qualité de vie au Travail des professionnels de santé [1], la Médiation Nationale et la Cellule Nationale d’Appui des étudiants en santé.

Les causes d’épuisement professionnel des soignants sont multiples et fréquemment associées. Nous commencerons par trois messages essentiels:

  • l’épuisement professionnel d’un soignant est étroitement lié au management et au leadership de ses managers de proximité : pour les soignants d’un service, cadre de santé et chef de service, pour les cadres de santé et les médecins, la gouvernance.
  • un soignant en épuisement professionnel ne s’en rend souvent pas compte: ce sont ses collègues et son entourage qui en feront le diagnostic sur ses changements d’attitude et de comportement
  • ne pas penser qu’un burn-out est essentiellement dû à des facteurs stresseurs professionnels mais toujours rechercher des causes personnelles associées. Parmi les causes personnelles nous citerons certains traits de caractère (pessimisme, anxiété, difficulté d’adaptation, perfectionnisme), un idéal soignant élevé, difficultés de concilier vie personnelle et vie professionnelle, mais nous insisterons sur l’importance de rechercher un événement récent dans la vie personnelle pouvant être à l’origine d’une décompensation : séparation, deuil récent ou deuil ancien non élaboré, difficultés financières et/ou de couple.

 

L’association Francophone des Soins Oncologiques de Support (AFSOS) et l’ANACT ont proposé des modèles explicatifs de l’épuisement professionnel relativement proches. L’AFSOS a catégorisé cinq causes de stress professionnel[2-3]:

  • Les facteurs liés à la discipline et à la profession:

On décrit une plus forte prévalence dans les services accueillant des patients atteints de maladie grave, voire mortelle, où les sollicitations émotionnelles sont les plus prégnantes (patients jeunes ou au contraire très âgés, confrontation répétée avec la souffrance et la mort, conflits éthiques non résolus), comme en cancérologie. Il en est de même pour les services à fort risque de gravité des erreurs potentielles comme la réanimation ou des spécialités à pratiques très répétitives (urgences, anesthésie).

  • La charge de travail d’autant plus si elle empêche les temps d’échange. Plusieurs études ont montré, tant au niveau médical que paramédical, que la durée de travail ne jouait pas de rôle, la qualité du travail étant plus importante que la durée. C’est l’une des causes actuelles de l’épuisement professionnel des soignants en EHPAD.
  • Les conflits interpersonnels au sein de l’équipe, en particulier ceux liés aux personnalités pathologiques.
  • L’organisation du travail en insistant particulièrement sur l’ambiguïté des rôles, l’interruption des tâches et l’absence de justice dans la gestion du planning.
  • Le management en soulignant dès à présent que si un bon manager doit avoir recours aux 4 types de management (directif, persuasif, participatif et délégatif) selon les situations et les circonstances (management situationnel), l’utilisation exclusive des managements directif et persuasif provoque, elle, de la souffrance au niveau des équipes. Nous inclurons dans le management la gestion des changements imposé par les circulaires et les lois successives, le manager devant permettre à l’équipe de réfléchir à leurs mises en place par la création de groupes de travail.

 

On constate que la manager de proximité, par son management, son leadership et sa capacité de gestion des conflits  joue un rôle essentiel dans la qualité de vie au travail des équipes; l’organisation d’un service de soins apparaît elle aussi directement liée au management et au leadership: si le manager fait confiance à l’intelligence collective, la meilleure organisation viendra de propositions faites lors de groupes de travail de l’équipe soignante

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Le modèle de la démarche participative (DP)

Ce modèle créé au tout début des années 90 est un modèle organisationnel de service de soins à 5 composantes qui repose sur l’association de 4 types d’espaces d’échanges (dont 3 concernent les soignants et le quatrième uniquement les managers) et  d’une démarche projet qui consiste en la mise en place de groupes de travail pour parler du travail pour élaborer ensemble de nouveaux projets qu’ils soient en direction de l’organisation du travail ou en direction de l’amélioration du soin..

Les espaces d’échanges

  • Les staffs pluriprofessionnels [4] sont, sans aucun doute, la composante la plus importante pour la qualité de prise en charge des patients et de leurs proches. Au cours de ces réunions sont présents tous les professionnels s’occupant des patients dans l’unité: aide-soignant(e)s, infirmier(e)s, professionnels des soins de support, cadre(s) de santé, médecins, étudiants, voire secrétaires et bénévoles quand cela est possible. Ils sont essentiels dans la détermination d’un projet personnalisé de prise en charge globale pour les patients et leurs proches et dans la prise de décision éthique.
  • Les formations internes aux équipes. Contrairement aux formations organisées au sein de l’établissement ou aux formations extérieures, les formations au sein des services impliquant toutes les catégories socio-professionnelles sont plus inhabituelles. En dehors des apports théoriques, elles permettent de fédérer les équipes, de mieux se connaître et d’échanger sur le vécu de la thématique au sein du service, la réussite de ces temps d’échanges étant très liée aux talents de conduite de réunion du formateur
  • Les staffs de débriefing, à ne pas confondre avec les réunions de supervision, sont connus depuis de nombreuses années dans certaines spécialités notamment la réanimation, les urgences…. A organiser dans les 72 heures suivant la situation, ils sont animés par un psychologue extérieur au service. Non obligatoires, ils offrent aux soignants un espace de parole par rapport à une situation ayant mis l’équipe dans la difficulté (situation de conflit, accompagnement ou fin de vie difficile, décès à répétition, transfert inadapté en réanimation, demande d’euthanasie…)
  • les échanges réguliers entre les managers du service ne concernent pas les équipes soignantes. Ils regroupent TOUS les médecins et les cadres du service  pour les prises de décision organisationnelles de top management. Ils sont indispensables à la réussite du modèle car inculquant à chaque manager la démarche participative et l’importance de l’intelligence collective en les impliquant dans les prises  de décision.

La démarche projet

Elle est largement utilisée dans tous les milieux socioprofessionnels avec une méthodologie bien réglée. Dans les services de soins, elle peut revêtir une approche globale sous la forme d’un projet de service ou une approche plus ciblée sous la forme de groupes de travail sur des problématiques de terrain soulevées par les patients ou les soignants. La pluriprofessionnalité des groupes de travail et la qualité des échanges et de la communication sont les garants de la réussite de la démarche. Il est important que les responsables des groupes de travail soient des soignants. Là encore l’HAS a émis des recommandations sur la démarche de projet de service (outil pour l’amélioration des pratiques, HAS) [5]. Elle implique la tenue de réunions de service régulières pour que les responsables des groupes de travail puissent présenter et faire valider les avancées de leurs travaux.

Ce modèle est devenu obligatoire en France en juin 2004, suite à la circulaire ministérielle « Guide de la mise en place de la démarche palliative en établissements » dans tous les services de soins et à domicile pour la prise en charge des patients en soins palliatifs [6]. En 2010, il a été intégré dans le manuel de certification des établissements de santé de la Haute Autorité de Santé (HAS) sous le terme de démarche palliative, qui vise à la prise en charge des patients en soins palliatifs dans tous les services de soins, les Ehpad et à domicile [7].

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Un modèle organisationnel qui impacte la qualité de vie au travail des soignants et la qualité des soins

Cela a été démontré très récemment  par l’équipe de recherche en psychologie du travail de l’université de Tours (Equipe QUALIPSY, Pr Evelyne Fouquereau). Cette étude, soutenue par la Société Française des Cancers de l’Enfant, a inclus 510 soignants de 25 des 30 centres d’oncologie pédiatrique français et 440 patients hospitalisés plus de 24h dans ces centres [8].

Concernant les soignants, les questionnaires utilisés étaient des questionnaires validés évaluant la qualité de vie au travail, la satisfaction au travail, l’engagement au travail, les 4 composantes de la DP (la présence des espaces d’échanges de managers n’était pas évaluée car inconnue des soignants) et 4 facteurs organisationnels et managériaux connus comme des déterminants très importants de la QVT: le leadership transformationnel (manager au comportement exemplaire, qui tire son équipe vers le haut, qui incite les soignants à se prendre en charge et à adopter de nouvelles façons d’évaluer les problèmes et qui a un encadrement individualisé), le soutien à l’autonomie perception par les soignants que leur manager les laisse libres de leurs décisions et responsables de leurs comportements), la justice organisationnelle (perception de ce qui est juste ou injuste dans les rétributions, les processus ou les relations) et le soutien organisationnel perçu (perception par le personnel soignant du soutien du manager et de l’organisation de santé) .

Concernant les enfants, la qualité de prise en charge des enfants était évaluée par le questionnaire SAPHORA-MCO le plus utilisé en France , le questionnaire étant rempli par les enfants âgés de 12 ans et plus et par les parents pour les enfants de moins de 12 ans.

Cette étude montre qu’il existe une relation significative et très importante entre la Démarche Participative globale et la QVT des soignants (β = .274 ; p < 10-9). Les quatre composants pris séparément sont également liées significativement et positivement avec la QVT globale : les staffs (β= .204 ;   p < 104) et la démarche projet (β= .198 ;p < 104) apparaissant plus importants que le soutien aux équipes (β= .136 ;p < .01) et la formation (β= .159 ;p < .001). La Démarche Participative influence également de manière positive l’engagement au travail des soignants (β = .167 ; < .001) et la satisfaction au travail des soignants (β = .166 ; < .001).

Mais les résultats les plus importants de cette étude apparaissent être la relation entre DP et qualité de prise en charge des enfants. Il a été mis en évidence que certaines composantes de la Démarche Participative influencent positivement certains aspects de la qualité de prise en charge des enfants : les staffs pluriprofessionnels sont ainsi  corrélés positivement avec la satisfaction des enfants et des parents vis-à-vis de l’attitude globale des soignants (p< 0.0005), la composante “soutien aux équipes” a une relation positive avec l’information donnée aux patients (p< 10-6) et la qualité de la communication avec les personnels de santé (p<0.0005), enfin la composante “formation interne est corrélée positivement avec la qualité de la communication (p<0.005).

Si de nombreuses publications ont montré un impact de certains facteurs organisationnels ou managériaux sur la qualité du soin évaluée par les soignants, à notre connaissance il s’agit du premier modèle organisationnel de service qui montre une relation avec la qualité du soin évaluée par les patients. Les seules publications d’un modèle organisationnel et managérial ayant montré une relation avec la qualité de prise en charge évaluée par les patients est celui des “magnets hospitals”, modèle américain adapté à un établissement et non pas un service de soins.

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La démarche participative (DP) : un modèle organisationnel applicable dans n’importe quel milieu socio-professionnel et correspondant à un profil de manager 

Le modèle organisationnel de la DP, le management et le leadership inhérents sont un modèle de management bienveillant, reposant sur le respect, la reconnaissance et le soutien à l’autonomie par la responsabilisation de chacun.  Sa réussite, nous l’avons vu, est liée aux qualités, à l’homogénéité de management et à la congruence  des managers de proximité que sont les médecins et les cadres de santé des services de soins: les directeurs et les cadres de santé des établissements médicaux sociaux.

Nous nous sommes attachés à étudier s’il existait un lien entre la présence de ce modèle organisationnel et le profil des managers au sein des services de soins. Ainsi, au sein de cette étude nous avons étudié s’il existait une corrélation entre la mise ne place de notre modèle et les 4 facteurs organisationnels et managériaux précédemment cités. L’importance des liens mis en évidence est étonnante qu’il s’agisse du leadership transformationnel( (β = .245; p<10 -7), du soutien à l’autonomie (β = .298; p<10 -10), de la justice organisationnelle (β = .367; p<10 -16) ou du soutien organisationnel perçu (β = .372; p<10 -17) (8).

Ces facteurs organisationnels et managériaux ont déjà été largement étudiés dans les entreprises et ont montré leur impact sur la QVT des salariés. Le modèle de la DP nous apparait directement transposable à l’entreprise, seuls l’espace d’échanges “staff pluriprofessionnel” devant être adapté au milieu de l’entreprise et remplacé par des retours d’expériences de terrain (2).

La mise en place de ce modèle organisationnel dans le soin ou en entreprise reste un énorme pari à réussir. Il nécessite de faire confiance à son équipe et à l’intelligence collective et étant persuadé que le groupe st toujours plus performant et inventif que l’individu. C’est aussi et avant tout un énorme pari : faire changer et optimiser la formation des managers de la santé et de l’entreprise.


*SAPHORA : acronyme de Satisfaction des Patients à l’Hôpital en Région Aquitaine, protocole développé par le Comité de Coordination de l’Evaluation Clinique et de la Qualité en Aquitaine (CCEQUA)

 


Pour aller plus loin : 

  1. Observatoire National de la Qualité de Vie au Travail des professionnels de santé et du médico-social

  2. Découvrir tous les référenciels 
  3. Colombat P (sous la direction de) Démarche Participative et Qualité de vie au travail. Edition Lamarre (Paris) 2020
  4. Bauchetet C, Preaubert C, Ceccaldi C, Farsi F, Laigle-Donadey F, Jaulmes D, Altmeyer A, Fontaine G, Geneston L, Loureiro E, Metivier S, Le Divenah A, Colombat P (2020. “Recommandations pour la mise en place ds staffs pluriprofessionnels dans les services de soins. Bulletin du cancer, 107: 254-261”
  5. HAS, Guide pour l’élaboration d’un projet de service partagé “L’équipe face aux situations de violence : valeurs, projet, fonctionnement, évaluation”
  6. Ministère de la santé et de la Protection Sociale. Circulaire n° 257 du 9 juin 2004 relative à à la diffusion du guide des bonnes pratiques d’une démarche palliative en établissements.
  7. Guide méthodologique V2014 de certification des établissements de santé (mise à jour décembre 2018)
  8. Lejeune, J., Chevalier, S., Coillot, H., Gillet, S., Dupont, S., Rachieru, P., Gandemer, V., Fouquereau, E., Colombat, P. (2017) Déterminants managériaux et organisationnels, santé psychologique au travail des soignants et qualité de prise en charge des enfants en oncologie pédiatrique, Rev Oncol Hemat Ped, 5(2), 84–93
  9. VIDEO sur “Le Travail Soigné” – Michel GANZ – CHRU de Tours 2012.